Près d'un tiers des vingt-deux pages que Jacques Drillon consacre aux points de suspension dans son superbe, irremplaçable, précieux, génial… Traité de la ponctuation française [1] consiste en une défense et illustration de l'usage qu'en fait Céline.
J'ai déjà dit ici [je ne pose pas de lien, que l'on cherche, pour une fois ! et ce débat perdu d'avance (par moi) cesse de m'amuser] combien je tiens en aversion la langue du Voyage… Or Drillon est d'autant plus convaincant qu'il appelle à l'appui de sa démonstration d'autres usagers des points en salves, Octave Mirbeau, Colette, Labiche, qui ont inspiré ou conforté Céline dans sa pratique. Enfin, ce passage fait suite à un exposé tout en finesse implacable (à la hauteur du vaste traité dans le traité que constituent les cent dix pages dévolues à la seule virgule) des différentes nuances que les points de suspension sont susceptibles d'introduire ou de faire attendre.
Les outils de ponctuation, tels que nous en disposons, représentent un apport relativement tardif (dont l'origine correspond, dans le temps, à l'abandon de la lecture marmottante [2]). Tout technicien du texte – traducteur, rédacteur spécialisé, lecteur-correcteur – vous confirmera que le travail sur la ponctuation est tâche ardue, sévère, laissant à la fantaisie ou à l'humeur une marge exiguë. C'est la morgue des auteurs, fréquent cache-misère de leur négligence, qui a conçu le théorème péremptoire qui l'arrange, voulant que la ponctuation fût l'ADN du style.
Pour avoir passé vingt années de ma vie professionnelle à lire les manuscrits que déposaient les auteurs, mon intime conviction est faite depuis des lustres : je n'ai pas découvert un seul texte dont la ponctuation lacunaire, fantasque ou agressive évoquât un surcroît de maîtrise – ni, surtout, de délectation – dans l'usage de la langue. Et je dus toujours ma gêne la plus ordinaire à ces rafales de points de suspension tirées en direction du lecteur – appels comminatoires à mon imaginaire sommé de se substituer à celui de mon interlocuteur, sous-entendus veules, bégaiements, hoquets, rots, pets d'un texte qui fait sous lui.
Autre constante nosologique : avant d'être la tarte à la crème de l'écriture qui fait la manche, les points de suspension sont l'acné du jeune écrivain.
Je trouve sur la Toile ce portrait de Jacques Drillon. Outre que la tête de cet homme me revient – tout le contraire de l'aridité sulpicienne dégoulinante du linguiste ou du poète maudit –, je constate avec amusement que figurent, dans la perspective de sa bibliothèque, les œuvres (in)complètes de Sade dans l'édition Pauvert des années 1980, maquettée par Pierre Faucheux : la prouesse consistait à ce que les quatre lettres du nom de Sade vinssent s'inscrire par juxtaposition exacte des volumes sur la tranche de la série. Or, comme à Jacques Drillon, semble-t-il, me manquent les derniers volumes (comprenant le théâtre du divin marquis) sur la tranche desquels figure la lettre E – laissant ainsi apparaître sur nos rayonnages un SAD d'une gigantesque tristesse dont le visiteur non averti se demande toujours de quel dépressif opus major il peut bien s'agir. Plus insolite, les quelques fois où j'ai été pris en photo chez moi sur fond de livres, l'objectif s'est trouvé comme aimanté par ce tag étrange, qui dès lors encadre ou frôle ma tête comme un nimbe vénéneux.
[1] Gallimard, collection « Tel », 1991 ; pp. 418-425.
[2] Entre autres références possibles, le magnifique essai d'Ivan Illich, Du lisible au visible – sur L’Art de lire de Hugues de Saint-Victor, traduit de l’anglais par Jacques Mignon, Éditions du Cerf, 1991. Repris dans le cadre des Œuvres complètes d'Ivan Illich en cours de publication aux éditions Fayard.
Codex Lagerbringianus, ca. 1480, Suède, conservé à la bibliothèque de l'Université de Lund, f° 125 verso.
Jacques Drillon, D.R.
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Dominique Autié
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