Je lis ces lignes, écrites en date du 7 avril dans le Journal d'Alina Reyes : Et ce soir une autre proposition, une merveille : à l'occasion du centenaire de la découverte des mains de Gargas, on me demande d'accompagner cet été une visite nocturne de la grotte par un « voyage poétique », c'est-à-dire d'animer la visite, qui dure une heure si je me souviens bien, par mes mots. Oh, il faudra juste que je me retienne bien de pleurer ou de m'évanouir, cet endroit me bouleverse tant.
Ayant reçu, à quelques jours de là, une invitation identique, je songe que vous n'êtes peut-être pas étrangère, Alina, à l'idée que les organisateurs ont eue de me contacter, moi. Il est alors temps de vous en remercier. J'ai, en mon for intérieur, prononcé les mêmes mots que vous, strictement : Quelle merveille ! Quelle ferme résolution, de la part des responsables de cette institution qui, en milieu rural, œuvre au partage d'une culture en proposant la formation aux nouveaux supports électroniques ! Le seul énoncé d'un tel projet exige du souffle. Mon enthousiasme n'a pas fait de doute pour ma correspondante, qui reprendra contact en temps utile, m'a-t-elle écrit.
On fêtera donc, cet été, le centenaire de la découverte des mains. Ce qui, toutefois, mérite une précision : il y a cent ans, la jeune science préhistorique a reconnu les mains énigmatiques apposées sur la paroi de Gargas comme relevant de sa juridiction. Car, de tradition immémoriale, les habitants du Comminges et du Couserans voisin connaissaient l'existence de ces empreintes. On les attribua, un temps, aux victimes du crocodile dont la dépouille empaillée est suspendue dans la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges. En 1782, on roua vif sur la place Saint-Georges, à Toulouse, un certain Blaise Ferrage, sorte de Barbe-Bleue des montagnes dont la dernière cachette aurait été Gargas : les traces, sur la paroi, des mains ensanglantées des jeunes vierges et des enfants qu'il consommait furent mentionnées au dossier d'accusation [1]. C'est en 1906, donc, que la science fit table rase de ces balivernes… pour ouvrir un débat (scientifique) qui n'est pas près d'être clos quant à la signification des mains négatives dans l'art pariétal, d'une part, et à la cause des mutilations relevées seulement dans un très petit nombre de grottes de l'aire franco-cantabrique, d'autre part.
Je l'ai dit ici même : qu'il s'agisse de ces mains – qui font faire silence à la raison – ou du Linge de Turin, il n'y eut, dans les dernières décennies du siècle précédent, que des femmes pour s'être abstenues de proférer des sottises péremptoires (Odile Celier à propos du Suaire, Marguerite Duras quant aux mains négatives). Sur la fonction des tracés et des peintures que les hommes du Magdalénien ont formés sur la roche, la belle hypothèse du chamanisme explorée par Jean Clottes et David Lewis-Williams se heurte à bien des réticences cartésiennes dans la communauté scientifique.
« Revisiter » Gargas m'enchante car, entre mes réflexions des années 1980 et aujourd'hui, la révolution de l'Internet a, sinon infléchi, du moins augmenté mon regard. En 1996, la lecture des Chamanes de la préhistoire [2] fut un choc. Je tisse le rêve un peu fou que ceux que j'accompagnerai ce soir-là dans l'obscurité de la grotte – comme Hans déroutant, au son de sa flûte, les enfants d'Hameln jusque dans le ventre de la montagne – ne puissent plus jamais faire courir le pointeur à la recherche d'un lien sur l'écran leur ordinateur sans une pensée pour les visiteurs qui, il y a vingt mille ans, nous y ont précédés : moins pour les doigts qu'à Gargas ont rongés le scorbut ou le gel (ou qui furent tranchés pour quelque motif sacrificiel – nul ne sait, sinon que les mains mutilées semblent cependant une variante tragique des mains intactes). Mais bien une pensée, donc, pour toutes ces mains de la nuit des temps posées sur la roche froide – par pur amour, dit Duras !
La place que les scientifiques nous concéderont, pour quelques soirs, me semble être justement celle des larmes. Il faut pouvoir enfin pleurer à Gargas, Alina ! et qu'avant de quitter la grotte nous vienne (comme à ceux qui nous suivront, si la grâce rend contagieuse notre méditation devant les mains malmenées) cette prière universelle d'une forme non codifiée, que nulle église ne saurait recycler – qui n'affleure aux lèvres, aux larmes, et ne plonge jusqu'à l'âme qu'en de tels lieux.
[1] Roger Merle, Les Grandes Affaires criminelles de Toulouse, édition revue et augmentée, Privat, 1995, pp. 85 sq.
[2] Jean Clottes et David Lewis-Williams ont publié en 2001, à La Maison des Roches, une nouvelle édition de leur livre, non illustrée, complétée d'une centaine de pages de « Réponses et polémiques » d'un intérêt majeur (outre que cette édition brochée rend l'ouvrage plus abordable).
En ouverture : Mains négatives aux doigts mutilés de la grotte de Gargas (Hautes-Pyrénées).
Dans le texte et en zoom : Grotte de Pech Merle (Lot) : le grand cheval avec mains négatives (non mutilées) : j'ai rajouté, en proximité de la main négative, l'évocation de la « main hypertextuelle », qui fait lien avec l'au-delà de l'écran. Clichés D.R.
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Dominique Autié
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