Célébrations
Une opinion communément admise veut que le verre, mieux que la roche la plus compacte, nargue le temps. Et d'avancer pour preuve de son exceptionnelle intégrité le fait que le diamant seul serait à même de l'affecter. Or, le verre vieillit. J'entends le verre blanc ordinaire, obtenu depuis des siècles par la fusion de sable et substances riches en carbonates. Je ne parle pas des différents dérivés organiques de la cellulose, du phénol ou du vinyle : d'invention récente, ils offrent une apparente perfection ainsi que des qualités inédites. Réputés incassables, malléables pour certains, ils déclinent toutes sortes de propriétés dans leur commerce avec la lumière, y compris celle de ne renvoyer aucun reflet. De telles matières ont subi en laboratoire les épreuves les plus contraignantes. On sait pourtant qu'aucune technologie ne simulera tout à fait le travail des décennies qui voile, altère la compacité cellulaire et rend susceptibles les vitres des anciennes demeures, qu'un geste à peine vif, une infime pression lézardent.
Il en va de même pour ces encadrements : certains sont parvenus intacts au terme de plusieurs déménagements. Une simple manipulation et, sous l'effet d'ondes imprévisibles, la vitre se fend. J'ai pu en concevoir de l'agacement, une rancune immédiate. Toutefois, je ne saurais dire quelle illumination soudaine accompagna le crissement bref et douloureux du verre quand l'immense Christ sulpicien s'est balafré sous mes yeux. L'éclair dans la nuit diurne, dont témoignent les Écritures ? Toujours est-il que cette crucifixion doit aux lacunes d'un matériau manufacturé censé la protéger sa ligne la plus pure et la plus nécessaire. De sorte que je fus, dès lors, attentif aux caprices de tels accidents. Mais lorsque s'est brisé le portrait de Klaus Kinski – l'artiste nu, son enfant dans les bras, figurant sur l'affiche du photographe Jean-François Bauret – je mis en doute le strict hasard et compris que j'avais suspendu ce blason pour qu'il me renvoie l'image ébréchée de ma propre existence.
L'exposition de Jean-François Bauret à la galerie du Château d'eau, dont j'acquis l'affiche, s'est tenue en mars 1980. Je venais d'arriver à Toulouse. J'écrivis ce texte peu après (de mémoire – mais cela relève-t-il de la nouvelle ou de la chronique ? –, j'ai cassé le verre en accrochant le cadre). Il fut publié sept ans plus tard [1]. Depuis, j'ai déménagé sept fois. Dans la maison que j'habite ces temps-ci, le cadre est posé au sol face contre le mur, avec d'autres, dans le couloir qui conduit à la chambre où je dors.
On voit le bout, semble-t-il, d'un harassant travail de décryptage du génome humain. [Je songe à Gagarine, revenant du premier vol spatial : Je n'ai pas rencontré Dieu, là-haut. D'où il appert qu'un cosmonaute soviétique était plus crédible que nos généticiens.]
Parce qu'elle implique d'identifier un héritage – en conséquence, de nommer le passé –, la paternité est le sujet le plus nul dans une civilisation dont le mot d'ordre est l'innovation. La flexibilité, la réactivité, la traçabilité, l'excellence et l'éthique sont du côté de la gestation et du gène. On dit de l'artiste qu'il accouche de son œuvre, mais qu'il en assume la paternité : il la titre et y associe son nom. Le triomphe conjoint de l'obstétrique et du chromosome a été scellé dans une loi qui autorise désormais le libre choix du nom de famille dévolu aux enfants : celui de la mère ou du père (les deux, si on le souhaite). Que Michel-Ange se le tienne pour dit : Moïse a voix au chapitre. Et si quelqu'un était pris d'un doute ou que vienne au jour une affaire de gros sous, un bon test génétique suffit à trancher ce qui ne l'aurait pas encore été. Quitte à exhumer un cadavre – ça s'est vu, déjà.
Un Dieu homosexuel ne saurait trouver mieux que la paternité pour montrer à Adam de quoi il en retourne.
Ce matin, pour le photographier, je me suis contenté de retourner le cadre et de réajuster sur le montant de gauche le triangle de verre, qui avait glissé. Les vibrations du plancher sous mes pas – ou les chats – le feront choir. Il faudra que je tourne à nouveau le cadre contre le mur, afin d'éviter qu'on se blesse. Le couloir est étroit.
[1] « Bris », Le Cabinet du naturaliste, Éditions Clancier-Guénaud, 1988, pp. 107 sq.
Voir le portrait original de Klaus Kinski et de son fils Nanhoï sur le site du photographe Jean-François Bauret (rubrique « Couples »).
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Dominique Autié
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