Je souffre [en réalité, c'est tout le contraire – souffrir est, ici, une figure de style, une concession inaugurale et provisoire] d'une relation particulièrement non instruite à tout ce qui est exposé dans les musées. Pour le dire autrement : je manque d'éducation en présence d'une œuvre d'art. Devant un Picasso, je mets mes doigts dans mon nez, croyant me gratter l'oreille. Sans doute en va-t-il de même pour la littérature, mais cela jure moins. Et certains lecteurs attentifs, à qui je sais gré, ont pointé mon inadvertance dès que je me mêle d'évoquer mes goûts en matière de musique.
L'unique fois où, il y a une vingtaine d'années, je l'ai visitée, la petite Vierge à l'Enfant des Augustins a provoqué en moi un léger trouble physique. Je n'avais eu qu'à changer de trottoir : les fenêtres de mon bureau d'éditeur, rue des Arts, donnaient sur celles du musée. De sorte que pendant dix-neuf ans, addictif en diable comme je le suis, j'aurais pu profiter presque chaque jour d'une pause entre deux rendez-vous avec des auteurs pour accroître et perpétuer mon plaisir. Comme pour la corrida, l'opéra et le jeu d'échecs, j'eus le cran de m'interdire de Nostre Dame de Grasse, ainsi que certains joueurs se font volontairement refuser l'accès aux abords du tapis vert. [Comme je l'écrivais ces jours-ci, hors de ces pages, à propos de tout autre chose, je suis une sorte de G.I. ou de marine – en cette occurrence, comme en d'autres, un G.I. de l'abstinence –, j'ai mon Viêt Nam intérieur, je suis un miraculé.]
Je l'ai connue en noir et blanc, dans une étude savante aux clichés exécrables [1]. Au début des années 1980, elle ne bénéficiait que d'une muséographie rudimentaire, telle qu'elle était encore de mise. Elle accusait son grand âge – son demi-millénaire. Restaurée, scénographiée selon les codes en vigueur, sous un éclairage ajusté, je suppose, avec bien plus de sophistication que n'en avait requis Jean Dieuzaide lui-même, quand il la portraitura. Son repeint d'aujourd'hui ne me la rend pas plus désirable – je suis ainsi, je ne saurais m'en excuser.
On a beaucoup écrit sur cette disjonction des postures de la femme et de l'enfant, pour n'en rien dire. Les historiens de l'art de grande instance et de cassation ne sont pas payés pour risquer un orteil hors du champ strictement borné de leurs compétences, moins encore pour mettre en cause ce qu'indique le supposé cartel qu'aurait lui-même posé tout artiste contre le socle ou le cadre de son œuvre. Ceci est une Vierge à l'Enfant, indique le registre d'inventaire. C'est dans ce contexte convenu et convenable que nous sera asséné tout nouveau sous-titrage.
Si, à peine entrevue, Nostre Dame de Grasse a transgressé le respect qu'a toujours forcé en moi la figure mariale, c'est que cette statue de la Vierge à l'Enfant est la moins investie de sens religieux que je connaisse. En cela, je la qualifierais volontiers de pré-sulpicienne, ou relevant, pour mieux dire, d'un style sulpicien ancien : la fascination qu'exercent sur moi les Mater Dolorosa et les Christ au myocarde piqué d'églantines, indigestes, congestionnés, décadents – qui sont à l'histoire de l'art occidental ce que les bonbons de l'entracte sont au cinéma – emprunte cette même stratégie. Celle-ci consiste en un défaut – plus qu'un retrait – du religieux dans des circonstances où sa présence active, son ferment, s'imposeraient. Une sorte d'infirmité. [On sait que certaines difformités, comme le nanisme, la claudication, un pied bot, peuvent faire l'objet d'une attirance sexuelle chez certains individus que, dans la cosmogonie qu'elle a tenté de me léguer, ma mère qualifiait de détraqués.]
Il est une autre explication possible.
Au propos de Gabriel, cette bouche n'a acquiescé que du bout des lèvres. Nous sommes en terre cathare – cette absence d'empathie (un presque dégoût) pour la chair de son enfant le rappelle ; et calviniste – ces lèvres étroitement mesurées l'anticipent. La petite vierge occitane en paraît navrée. Tout comme je le déplore, depuis un quart de siècle que j'y réside.
[1] Marguerite de Bévotte, La « Nostre Dame de Grasse » du musée des Augustins de Toulouse et le rayonnement de son art dans les régions voisines à la fin de l'ère gothique, Imprimerie P. Carrère, Rodez, 1982.
Nostre Dame de Grasse, pierre et polychromie, ca. seconde moitié du XV° siècle, musée des Augustins, Toulouse.
D'après cliché du musée des Augustins.
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Dominique Autié
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