Rester en ville durant la vacance générale est un privilège qui se paie toutefois de quelques humiliations collatérales. Celle d'être privé du pain quotidien n'est pas la moindre.
Depuis deux semaines, les boulangers de l'hypercentre de Toulouse – qui se comptent désormais sur les doigts d'une seule main – étaient tous fermés. Comment leur en tenir rigueur ?
Je sens les habitués de ce site fébriles : Aura-t-il craqué ? Sera-t-il allé, en douce, acheter nuitamment un simulacre de baguette (pliable, nouable, extensible, biodégradée) chez son voisin à la Jaguar, décongeleur à succursales multiples ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l'enseigne du Pain occitan ? Ce n'est pas mon genre de céder pour si peu. De l'autre côté de la place Jeanne-d'Arc, comme pour narguer mon nabab de la ficelle lyophilisée, une Mie câline débite, outre ses croissants et autres viennoiseries en élastomère, les mêmes bâtards livides issus de la même matière première surcongelée produite à la mégatonne dans une seule usine de la Communauté européenne qui s'en est acquis le monopole (dont une filiale inonde le continent d'une pâte à pizza normalisée, à laquelle – me suis-je laissé dire – à peu près tous les restaurants recourent désormais). Mais à la Mie câline, pas de câlin : la seule fois où j'y ai risqué un pas parmi les effluves de brumisateur à parfum de croissant chaud, qui infestent le trottoir une bonne trentaine de mètres en amont comme en aval (on voit les plus vulnérables revenir sur leurs pas), j'ai conspué la vendeuse. Car les mêmes, cela va sans dire, comptent parmi les acteurs innovants du marché de l'alimentaire solide qui ont haussé le caoutchouc mousse au rang d'une spécialité pâtissière.
Il y a une dizaine de jours, je me suis donc résolu à traverser le boulevard et suis entré à La Panetière, fraîchement ouverte en bordure du chantier du métro.
Il s'agit d'un concept, qui s'auto-commente à n'en plus finir sur le moindre centimètre carré de vitrine, de papier d'emballage, de sac en plastique ; et jusque sur le petit tablier rouge sombre dont le personnel est affublé : Aux Saveurs d'Antan (avec une capitale à Saveurs et une autre à Antan, s'il vous plaît, comme le titre d'une œuvre), Le goût du pain retrouvé (cette surcharge correspondrait au texte de page quatre de couverture).
Car cette chaîne de boutiques franchisées [1], à qui une juste loi interdit de confisquer à son profit la noblesse du mot boulangerie, est contrainte de recourir à tout un bavardage pour vanter l'excellence et la flexibilité de son offre. Les boulangers sont, à de nombreux égards, gens estimables : ils ont obtenu – on n'ose imaginer au terme de quel parcours du combattant – que l'État les prémunisse contre l'usurpation de leur qualité, de leur métier et de leur enseigne. Il est utile de lire la loi n° 98-405 du 25 mai 1998 avant d'aller acheter son pain. Le texte dit clairement – en des termes certes plus abstraitement juridiques – qu'un boulanger se lève à quatre heures, chaque matin, pour pétrir sa pâte. Voilà le seul critère retenu, et c'est le bon : cuire en accéléré des blocs de pâte surgelée est un emploi. La boulange voue le mitron aux règles du strict artisanat, qui ignore les RTT, le blister et la tête de gondole.
J'aurais, pour ma part, volontiers franchi le nécessaire pas de plus : purement et simplement interdire l'abus du mot pain à des BTS décongélation qu'un marketing aux petits pieds tente de déguiser en ce qu'ils ne seront, heureusement, jamais. Car si ce n'est pas le même métier, ce n'est pas non plus le même produit que les uns et les autres commercialisent. Loin s'en faut.
Ce qui est vendu là, sous des appellations extravagantes et des formes ludico-traditionnelles, cesse de croustiller dans l'heure qui suit la sortie du micro-ondes géant (le seul matériel que pratique cette engeance), n'a pas d'odeur et pas de goût. On pourrait, jusque-là, mettre en doute la bonne foi de mes papilles. L'indubitable, cependant, caractérise la fraude : l'amalgame cryogénisé à partir duquel le produit est finalisé sur site [j'entends d'ici les ingénieurs R&D (comprenenez : recherche et développement) se rengorger de la trouvaille] ne lève pas ; la masse reste compacte, forme une mie lourde (comme les scientifiques parlent d'eau lourde). De sorte que l'habitué du pain de boulanger choisit un produit de même volume, qui se révèle peser le double du poids d'un pain – et coûter, en conséquence, le double du prix qu'on a l'habitude d'acquitter pour sa consommation domestique. Un procédé malin qui multiplie par deux le budget de pain des ménages (comme le portable a multiplié par dix leur budget de téléphonie).
Il faut, j'en conviens, un caractère trempé pour persécuter la vendeuse, autiste comme sont insipides ses miches, le temps qu'il convient pour aboutir à un compromis : un modèle de taille réduite, qui ne semblera toutefois pas ridicule à vos commensaux, habitués à savourer le pain à votre table : une transaction qui ne vous gruge que d'une demi-fois en regard du juste prix.
S'il s'agissait de n'importe quel autre bien de consommation courante, ce commerce scélérat ferait bonne figure dans le paysage ordinaire du mass market. Parce que c'est le pain (symbole que la pensée laïque partage à son corps défendant avec l'imaginaire judéo-chrétien), la roublardise a rang d'incivilité – je suis pudique, je pense délit, blasphème, fatwa.
Voler sur le pain, c'est comme détrousser un vieux.
Dévoyer ainsi, jusqu'à l'écœurement, le désir et la proximité tout humaine du pain, voilà l'une des plus obscènes performances à mettre au crédit de la réactivité des doctorants force de vente qui nous gouvernent.
J'imagine Jean Follain pénétrant dans l'un de ces fast-bread – et je relis Le Pain et la Boulange, les dernières lignes [2] :
Les grandes miches attendent toujours dans la huche les mains des femmes amoureuses qui se réveillent parfois la nuit pour donner à manger à quelque gars. Le pain apparaît alors d'une blancheur irréelle. Il cale la joue, emporte l'adhésion à la meilleure pensée qui s'inscrit doucement dans l'être et son sel tonifie. Puis la mastication s'arrête, le corps s'apaise et le sommeil vient, peuplé par les rêves.
J'imagine un hindou mordant dans cet avatar mou, qui n'a du pain que l'arrogance du sup' de co de service à le nommer tel : Vous voyez bien, dirait-il, que nous sommes en plein Kali-yuga.
[1] Sans la moindre vergogne, la chaîne racole : Si le concept de cette boutique vous séduit, nous pouvons vous aider à créer la même. Suit un numéro de téléphone mobile – celui du commercial régional, qui veille au grain. On ne saurait se montrer plus éhontément à visage découvert ! Pourtant, le client affiche le sourire imbécile du citadin qui n'a pas vu une vache de près depuis trente ans.
[2] Atelier de la FeuGraie, 1977.
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Dominique Autié
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