L'ordinaire et le propre des livres – Petite philocalie
• À propos de la parution des deux premiers titres
de la collection « D'Orient et d'Occident », dirigée par Jean Moncelon
aux éditions InTexte :
Armel Guerne, La nuit veille, avec une introduction de Jean-Yves Masson,
Mounir Hafez, Ce Moi sur lequel ma vie ne peut rien.
La livraison, jeudi dernier, d'une dizaine de cartons en provenance de notre imprimeur, contenant des exemplaires des deux premiers titres de la collection « D'Orient et d'Occident » (l'essentiel du tirage a été livré à notre diffuseur-distributeur), a scellé dans le poids du papier une étape nouvelle de mon cheminement d'éditeur.
La publication d'une collection à risques d'éditeur, dans laquelle nous nous engageons ces temps-ci, se démarque en effet de mon exercice de la fonction éditoriale pendant près de vingt ans, de 1979 à 1998, aux commandes d'une des plus anciennes maisons d'édition françaises ; sur trois points au moins, l'expérience est nouvelle : j'étais salarié, nous sommes aujourd'hui – Sylvie Astorg et moi – comptables de l'entreprise que nous avons créée, qui fait vivre six personnes (de prestations dans le secteur éditorial et la production de contenus spécialisés) ; le choix d'une thématique pour constituer un catalogue n'a subi d'autre influence que nos propres affinités électives, notre intuition et, pour une large part, notre conviction de devoir mettre notre compétence et nos moyens dans une certaine démarche intellectuelle et spirituelle, qui passe et ne pourra cesser de passer par le livre ; enfin – et cette considération n'est pas de moindre importance –, les conditions d'exercice de ce métier et les contraintes qui pèsent sur le rayonnement de la pensée par le livre ont très significativement évolué depuis dix ans, au point qu'une croisée de chemins se profile, pour qui sait en discerner les signes, au sein même des professions dont pourrait dépendre l'avenir de ce support.
Je comptais marquer cette double parution en proposant de partager une réflexion aussi sereine que possible, instruite, quelque peu prospective sur ce qu'engage aujourd'hui un tel projet. Sur ce que peut bien signifier, en 2006, la création d'une maison d'édition (de plus), alors même que j'ai pointé, ici même, le destin funeste et certain qui guette la surproduction de nouveautés dans laquelle s'est laissé prendre le secteur. Je mesure qu'il me faudra disposer d'un temps pour préparer quelques lignes substantielles, dans le cadre limité d'une page lisible à l'écran. Je le ferai. Je ne manquerai pas de le faire. Je me contenterai d'insister, pour l'heure, sur le constat que, moins que jamais, l'exercice de ce métier n'est dissociable d'un risque. C'est, il me semble, sur la nature d'un tel risque, qu'il serait pertinent de réfléchir. Il est financier, c'est bien clair ; il ne se limite pas à ce seul registre, c'est également une évidence. Je suggère seulement ceci : croiser les composantes de ce risque avec les circonstances dans lesquelles ce risque est encouru volontairement (l'état d'une société, d'une civilisation, du monde) permet de mieux comprendre pourquoi et comment l'édition a constitué, historiquement, l'un des plus sûrs indicateurs non seulement des phases critiques qu'ont traversées et traversent les sociétés humaines, mais encore des perspectives de dénouement, de reprise, de renaissance, d'aurore qui, toujours, se sont préparées, mûries à l'écart (si ce n'est en secret) – même si elles nous donnent le sentiment d'émerger, comme miraculeusement, après les tempêtes ou les nuits d'encre. Je ne suis pas loin de penser qu'une telle évaluation du risque, selon les modalités que je viens d'évoquer, est – sinon le seul – du moins l'un des examens les plus féconds auquel puisse procéder quiconque se sent attiré par ce métier. Ou quiconque prétend discourir sur les états de service de tout un secteur qui, quoiqu'il s'efforce de donner le change, court à la crise.
Parmi ce qui singularise notre démarche présente en regard des années de métier qui l'ont précédée, pour ce qui me concerne, j'allais oublier un point important : dans un premier temps du moins, nous ne publierons que des auteurs d'un passé plus ou moins proche, les œuvres de nombre d'entre eux, de surcroît, ne nous parvenant qu'après l'épreuve d'une, voire deux transpositions entre leur langue et la nôtre. Je trouve enviable telle exemption qui nous épargne l'ego de nos contemporains, que tout concourt à frustrer ces temps-ci. À bientôt cinquante-sept ans, il me semble avoir réglé mes problèmes avec la gloire, ce qui me vaut, en droit, de ne plus me sentir contraint d'accorder une oreille complaisante aux jérémiades de ceux qui n'y parviennent pas – ou, pire, ne tentent même pas d'y parvenir. L'avenir prochain du livre se fera en dépit – ou sans, ou contre, ou à rebours – des pouvoirs de l'argent et, surtout, du pouvoir médiatique (essentiellement journalistique) ; il se fera aussi, pour partie, contre – ou à rebours, ou sans… – les auteurs. Ceux, en tout cas, dont le strabisme aura interdit qu'ils se détournent un instant de la zone ombilicale de leur anatomie ; ceux qui, non contents d'ignorer les enjeux du livre (auxquels ceux qu'ils écrivent ressortissent), auront même découragé plus d'un éditeur de bonne volonté de prendre le moindre risque pour les publier. Ceux pour qui écrire ne sera jamais un métier, parce qu'ils penseraient démériter en s'assignant des règles aussi sévères que celles sur lesquelles le menuisier, le potier, l'électronicien fondent leur prestation.
Au moins, pour acheminer « D'Orient et d'Occident » vers son point d'équilibre, puis de viabilité conforme au réalisme de gestion qui s'impose heureusement, n'aurons-nous affaire qu'à des techniciens, d'une part, et des gens de foi – dans le livre, dans la langue, dans les contenus –, de l'autre (les deux pouvant exceptionnellement se confondre en un même interlocuteur) : des traducteurs, des universitaires (tel Jean-Yves Masson, qui nous a accordé une très précieuse introduction à l'œuvre d'Armel Guerne, pour notre nouvelle édition de La nuit veille), les exécuteurs testamentaires d'œuvres essentielles, soucieux avant tout qu'elles continuent de rayonner (je rends hommage à ceux que concernent ces deux premiers titres), un directeur de collection dont l'itinéraire personnel tend à nous prémunir contre toute pensée locale…
Les conditions semblent bien réunies pour que notre bonheur d'éditer se nourrisse de ce qui a toujours fait l'honneur de ce métier : un sens du risque qu'équilibre une forme particulière de réserve (Quignard dirait : le goût de situer un travail in angulo).
J'admets qu'une telle assertion, ces temps-ci, puisse surprendre.
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Dominique Autié
Dominique Autié
Quand le labeur
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Dominique Autié
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