De quel désastre révolu la perte des dents est-elle annonciatrice ?
Celui pour qui la mort n'est pas encore avancée, qui s'en estime porteur sain, éprouve une étrange honte face à ce démantèlement.
Sans doute, ce sentiment tient-il à la situation d'interface de la bouche, entre les ténèbres viscérales et la panscopie sociale. Le sourire, qu'on dit éclatant, de la star, du sportif, du vendeur, donnent le change sur le ronge incessant que fait la mort sur les organes et la charpente osseuse qui les conjoint. La mort rumine en nous. Bossuet, en le proférant, en en pratiquant l'implant dans la langue, a ruiné toute dimension concrète à ce travail de la mort. C'est trop se laisser surprendre aux vaines descriptions des peintres et des poètes, que de croire la vie et la mort autant dissemblables que les uns et les autres nous les figurent. Il leur faut donner les mêmes traits [1]. Nous avons pris l'exact contre-pied de cette injonction. Un matin pourtant, à rebours de l'air et des icônes du temps, c'est le miroir de la salle de bain qui a fait sienne la leçon. Plus aucun art n'est dès lors praticable. Tant le bruit que fait la mort qui nous mâche est soudain redevenu assourdissant.
À l'aube de ce que les historiens s'entendent pour nommer la période contemporaine, Casanova semble encore congédier les objurgations de Bossuet. Devant une petite qui l'embrase (j'ai mémoire d'un passage où la seule contemplation du fruit promis lui vaut une soudaine hémorragie nasale), le chevalier de Seingalt retarde le moment de nous entretenir des délicatesses à venir du corps qu'il convoite pour louer la blanche perfection de sa denture. Les aventures et les événements qui constituent la matière d'Histoire de ma vie [2] lancent un précieux pont entre les complaisances macabres du baroque – leçons de ténèbres, vanités… – et la révolution scientifique, industrielle et sociale qui accompagne et prolonge la fin de l'Ancien Régime. La mort va changer de statut, Casanova y contribue à sa façon. Viendra le jour où nous ne respirerons plus l'haleine de la mort, au prix de dispositifs artificieux de plus en plus sophistiqués, d'artefacts, et d'un congé donné à la langue. Casanova appartient à un monde en passe d'être récusé, où c'est encore à la langue qu'échoit de traiter avec la Camarde.
En conséquence, il est bien moins arbitraire qu'il ne paraît d'associer le diagnostic du dentiste à la pratique du mensonge. On connaît mieux son foie, les muscles de ses membres, voire les lobes de son cerveau qu'on ne se représente l'intérieur de sa bouche. Il suffit d'une carie qui tourne mal, pratique le chantage à l'abcès, pour prendre la mesure de notre aveuglement – et des effets du reflux de la langue, que nous avons nous-même voulu et orchestré. Le premier fakir lance sa corde, qui s'arrime aux nuages ; à son ordre, nous voilà grimpé : un mot du saltimbanque, et la corde retombe. Lucy a disparu in the sky. Elle retombe édentée.
On sourit d'apprendre qu'il fallut inventer une science des rêves pour publier que perdre ses dents en songe est de sinistre présage. La Mort est la Grande Arracheuse de dents. Et l'art dentaire une des applications régionales de la thanatopraxie.
[1] Sermon du mauvais Riche, prononcé le 22 mars 1662.
[2] En 1991, j'ai mis à profit deux semaines de convalescence après une opération chirurgicale pour lire d'une traite les Mémoires de Casanova. Je disposais de l'édition de Robert Abirached et Elio Zorzi, que que proposait à l'époque, en trois volumes, la « Bibliothèque de la Pléiade » de Gallimard. Deux ans plus tard, paraissait l'édition de Francis Lacassin qui, désormais, fait seule autorité (collection « Bouquins », Robert Laffont, 1993 (également en trois volumes). Mes notes de 1991 ne portent pas mention de ces allusions assez nombreuses – et, dans mon souvenir, presque systématiques – aux dents de ses conquêtes : les casanovistes en décomptent cent vingt-deux dans l'ouvrage, chacune donnant lieu à un portrait… Relire Casanova (comme d'autres relisent Proust) : il se peut que j'exige, le moment venu, qu'une clarisse (en habit) me fasse lecture d'Histoire de ma vie, assise au chevet de mon lit d'agonie.
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Dominique Autié
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