Je revenais de Tourtrès. Ma pensée cheminait. J'ai manqué la bretelle de l'autoroute, au sud de Tonneins. Je poursuivis jusqu'à Agen par la nationale, à petite vitesse. Donc, l'heure d'hiver approchait : avec elle, l'injonction à laquelle je me suis défilé, l'an passé. Les grandes heures de l'aube ont été perdues pour ce livre que j'habite depuis bientôt dix ans.
[1998 : dans la salle d'attente de mon dentiste de l'époque – Dieu sait qu'on y attendait – était posé un coffee table book de taille excessive, passablement m'as-tu-vu, consacré au Taj Mahal d'Agra. D'assez beaux clichés occupaient la presque totalité des pages, précédés d'un texte réduit à quelques feuillets : un copier-coller de ragots pour touristes, je l'ai vérifié par la suite. J'ignorais tout du monument, de l'empire moghol – et presque tout de l'Inde, cela également je ne cesse d'en prendre la mesure depuis. Jamais je n'avais tant attendu que ce jour-là. J'ai lu le texte deux fois, regardé de nouveau les clichés. Soudain, mon esprit s'est cabré : non seulement quelque chose n'allait pas, entre ces images et ce récit ; mais j'eus le soupçon massif, immédiat – qui se révéla lancinant – qu'il convenait d'inverser chaque terme, chaque plan, chaque information reçus d'un tel livre avant même de prétendre aborder le marbre blanc du Taj. L'essentiel de ce que j'ai lu au fil des années qui suivirent, et aujourd'hui encore, concerne de près – ou de loin (mais ce n'est souvent qu'un défaut de perspective qui pourrait le laisser croire) – ce négatif du Taj officiel que je n'ai pas choisi d'avoir à bâtir. L'ordre m'en est tombé dessus, comme la foudre. Ce que j'avais d'abord évalué comme une tâche impossible a rapidement pris l'allure d'une équipée enviable, pour laquelle il suffit que je consente à me laisser orienter. Une référence en indique une autre, plus cruciale. Des steppes d'ignorance s'ouvrent devant moi, il suffit de m'y avancer : à partir de n'importe quel sujet, il est possible de concevoir un livre total ; ici, la proposition s'inverse : il n'est possible d'écrire qu'un livre total sur le Taj, que Tagore – l'Indien occidentalisé le moins infréquentable, sans doute – a assez joliment nommé une larme sur la joue du Temps. Il est si difficile de ne pas faire joli, si l'on s'en tient à la surface du marbre !]
Parmi les légendes – ou les histoires de l'histoire, c'est tout comme –, il est colporté qu'enfermé dans le fort Rouge d'Agra durant les sept dernières années de sa vie (l'un de ses fils, Aurangzeb, l'a destitué, tué ses frères pour régner à leur place, avant l'heure), Shah Jahan ne pouvait voir le Taj des appartements où il était reclus. J'ai regardé les plans, interrogé des centaines de photographies parmi celles qu'on trouve sur la Toile : l'hypothèse est plausible. Il aurait toutefois imaginé une parade, qui consista dans un petit miroir qu'il aurait fait sceller dans l'ébrasure d'une des fenêtres. J'ai mené l'expérience : en pleine journée, impossible de discerner quoi que ce soit de ce qui se passe dans la rue sur un miroir que je tends devant moi par la fenêtre ; la nuit, dans la ruelle mal éclairée où j'habitais à l'époque, je reconnaissais un passant s'approchant à trente mètres.
En 1998, j'ai résolu de concevoir une sorte de monologue intérieur que Shah Jahan, la nuit de sa mort, aurait déroulé les yeux fixés sur le miroir. Six cents, sept cents pages, pas moins, d'un livre immobile, nocturne. Un nocturne, par extension du genre de la musique à l'écriture. Une trentaine de pages a été écrite. En dix ans. Les six cent soixante-dix autres, sur ce même registre, nécessiteraient une vie entière au désert, force m'est de le constater aujourd'hui.
[Je relis – comme d'un autre – cet autre texte qu'a suscité le retour de l'heure d'hiver il y a un an. Ce sont donc rien de moins que trois hivers de silence qu'il me faut assumer.]
Soudain, entre Tourtrès et Toulouse – j'avais rejoint l'autoroute, j'aurais pu noter le kilomètre exact où s'est produite la mue –, j'ai pris la mesure d'une difficulté, que je m'étais cachée avec application jusqu'alors : une part, sans doute la plus importante, de cette étrange tétanie éprouvée devant le projet, sur laquelle je plaque le mauvais prétexte du manque de temps, tient à la contrainte d'une forme encore très proche, très dépendante du roman. Des mémoires apocryphes (ici, un monologue intérieur balayant toute la vie d'un homme, comme ces projecteurs utilisés jadis pour repérer les bombardiers pendant les attaques de nuit) imposent d'assujettir le récit aux règles de la composition romanesque. Or, aujourd'hui, le genre est exsangue ; si l'on poursuit le légitime projet de voir le texte publié, il convient désormais d'anticiper le formatage que tentera systématiquement d'imposer la force de vente aux pieds de quoi l'édition survit couchée ; se placer dans le champ du romanesque consiste dès lors à abdiquer d'emblée toute souveraineté sur – et par – l'écriture. C'est jeter sa langue aux chiens.
Il m'arrive, souvent, de parler de ce chantier du Taj, qui m'occupe l'âme et l'esprit. Je suis toujours frappé par l'intérêt que suscite, quel que soit l'interlocuteur, la dérive qui m'emporte aussitôt vers les origines turco-mongoles de la dynastie fondée par Babur (la grande steppe, le chamanisme, les pyramides de têtes érigées par Gengis Khan et Tarmerlan, dont les grands Moghols revendiquent la lignée directe), vers la Perse, vers l'islam, vers la conquête portugaise, l'Inquisition à Goa, les jésuites ; vers Akbar, le grand-père de Shah Jahan, figure d'exception entre toutes, qui voulu vérifier le caractère acquis du langage en créant une Maison du Silence, qui tenta le premier de dissuader les veuves hindoues de se jeter dans le bûcher funèbre de l'époux ; vers Dara, vers Jahanara, les soufis présents à la cour d'Agra…
Si j'ouvre les nombreux fichiers de travail qui sommeillent dans mon ordinateur, j'y trouve des pages de première rédaction qui, réalisées directement sur le logiciel de mise en page, non sur traitement de texte, ne laissent en rien augurer l'écriture d'une fiction. Certaines comportent même des illustrations en appui du matériau que j'accumule dans les marges, soit comme références précises de mes sources (qu'il s'agisse d'une expression, d'un mot ou d'un emprunt à quelque traité soufi), soit comme documentation (les techniques d'affûtage du calame en calligraphie persane, avec adresse du site Internet où j'ai relevé ces informations), soit enfin comme amorce à l'écriture de textes à venir (une dizaine de miniatures décrivant la vie et les mœurs de cour dans l'Inde moghole du dix-septième siècle, dont j'avais prévu de restituer le motif avec le même soin que Roger Caillois offrant à lire, sans recours à l'illustration, ses coupes de septaria ou d'onyx – à peine consent-il, dans L'Écriture des pierres à faire de la photographie des échantillons la légende de ses pierres écrites).
Cette forme, je le comprends enfin, était d'emblée la bonne, la seule susceptible de restituer l'à peine croyable richesse de cette période de l'histoire telle qu'elle se concentra en ces lieux. Nocturne dans ce qu'elle produit de fiction, rhapsodie dans la technique narrative, c'est l'histoire de cette découverte – par les livres et l'imaginaire qu'ils colonisent – qu'il est à ma portée d'écrire. Et rien d'autre. Une sorte de mode d'emploi de ce que je nomme la bibliothèque indienne rassemblée depuis dix ans.
Ne plus sortir du jardin clos que le livre à venir, je le pressens, a pour première fonction de borner.
[À mi-chemin entre Tourtrès et Tonneins, je m'étais arrêté pour saluer le Poilu Bleu, frais repeint, que j'avais entrevu la veille, à l'aller. Je l'ai photographié. Je le nomme gardien du temple de mon pauvre temps. Tout écrivain conséquent devrait avoir ainsi son garde-chiourme pour le prémunir contre lui-même, contre les importuns – et contre les séductions du roman historique.]
Quelques pages du blog consacrées à Nocturne :
• Première allusion au projet (novembre 2004) : Ce que voyait Shah Jahan
• Sur l'argument de la fiction (avril 2005) : Imago mundi
• Parce qu'il s'agit de l'Inde et d'un texte superbe d'Alain Daniélou(juillet 2005) : La nature du monde
• Sur la technique romanesque, avec un bref extrait (octobre 2005) :La question de l'éléphant
• Sur l'une de mes phobies en matière de roman (novembre 2005) :Contre le roman historique
• Un extrait rédigé dès 2001 (décembre 2005) : L'aurore est mon couchant
• Parmi d'innombrables écho du livre avec lequel on vit(avril 2006) : Arjumand ?
En ouveryure et en zoom :
Monument aux morts de Varès (Lot-et-Garonne).
Dimanche 14 octobre 2007, vers trois heures de l'après-midi.
Clichés : Dominique Autié.
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