Lire la Bible – 4
Il s’est levé en pleine nuit, il a pris ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et il a passé le gué du Jaboc. Il leur a fait passer le torrent et il a fait passer tout ce qu’il avait. Jacob restait seul. Alors quelqu’un a lutté contre lui jusqu’au point du jour. Et quand il a vu qu’il n’aurait pas le dessus il a frappé Jacob au joint de la hanche. Il lui a démis la hanche pendant la lutte et il a dit : Lâche-moi maintenant que le jour vient. Mais Jacob lui a dit : Je ne vais pas te lâcher sans que tu m’aies béni. L’autre a dit : Comment t’appelles-tu ? Il lui a dit : Jacob. L’autre a dit : Tu ne t’appelleras plus Jacob mais Israël, car tu as lutté contre Dieu comme contre des hommes et tu as eu le dessus. Jacob lui a demandé : Oh, dis-moi ton nom. L’autre a dit. Pourquoi me demander mon nom ? Et là, il l’a béni. Jacob a appelé cet endroit Pénuël, car il disait : J’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve. Au lever du soleil Jacob dépassait Pénuël mais il boitait de la hanche [1].
Il est insolite, parfois, de parvenir à reconstituer le phylum d'une image à laquelle on a eu recours en se contentant, dans l'instant où elle s'est présentée à l'esprit, d'acquiescer à ce qu'elle semblait offrir de rigoureux au propos qu'on entendait tenir. Car les coupes transversales auxquelles procède la langue à l'intérieur de séries apparemment disjointes présentent alors un caractère d'évidence qui force l'admiration : non seulement l'image est légitime, son patrimoine génétique dit d'elle tout ce que nous voulions savoir, mais encore a-t-elle emprunté le plus court trajet, le plus économe, pour venir se mettre à notre service.
Pour une raison très technique, étrangère à tout exercice résolu de lecture de la Bible, j'ai dû me reporter à l'épisode de la Genèse le plus souvent désigné comme « La lutte avec l'ange » – alors que d'ange il n'est nullement question dans les trois ou quatre traductions contemporaines de référence auxquelles je me suis reporté (c'est bel et bien avec Dieu que Jacob se mesure, dans la nuit). Quelques jours plus tôt, j'avais acquis L'Ironie christique – Commentaire de l'Évangile selon Jean de Jean Grosjean, afin de prolonger le travail réalisé dans le cadre du cercle de lecture biblique. J'y trouve ces quelques lignes. Elles concernent le récit que l'évangéliste donne de la présence de Jean le Baptiste sur la rive du Jourdain, occupé à annoncer la venue du Messie. Jean Grosjean envisage le texte – la langue – de saint Jean :Le style de Jean n'est ni discursif ni pittoresque. Il a le naturel discret des mouvements vitaux, leur imbrication, leur ordre profond qui est une démarche de symbiose. C'est une de ces écritures apparemment simples et, par endroits, légèrement gauches qui doivent leur déhanchement au fait qu'elles portent la vie, et leur effacement au fait qu'elles servent la lumière. Aussi Jean, après avoir situé la naissance divine des humains, se met à nous dire la naissance humaine du langage. Car, oui, justement, le langage de Dieu s'est fait homme. Le langage a dressé sa tente de nomade parmi nous, dans notre campement de nomades [2].
Dernier chaînon, l'image jusqu'alors innocente : je reproduis ici un passage d'une chronique ancienne consacrée, non directement à la langue, mais à la mise en page des livres :J'aime nommer déhanchement cette rupture féconde d'un rythme qui, sinon, se perdrait dans une coda soporifique, d'une phrase qui, sans un tel accroc, aurait l'insipidité d'un lieu commun. Caillois suggère que cette entropie inverse – que la dissymétrie oppose au deuxième principe de la thermodynamique – agit aussi dans les sociétés humaines : Comme toute symétrie, la stabilité triomphante se révèle à la longue paralysie et verrou. Le respect, la règle se dégradent. Le vertige les remplace. La sollicitation du paroxysme, de la frénésie, le goût du gaspillage ostentatoire, de la destruction en pure perte, l'ivresse de la puissance, les investitures chèrement acquises, les exploits et les défis appellent un autre ordre, fondé sur le blasphème et sur la démesure, c'est-à-dire sur la rupture délibérée, provocante, de la symétrie [3].
Jusqu'alors, il m'avait semblé que mon recours à ce discret déportement du corps dans la marche avait pour seul propos d'ajouter l'évocation du rythme singulier que présentent, pour l'oreille et la pensée, une séquence de langue – ou, pour l'œil et l'esprit, des masses dans une page – libérées d'équilibres reçus (ainsi qu'on le dit des idées). Alors que l'insensible claudication authentifie le Verbe à l'œuvre dans la langue, témoigne qu'il a fallu en payer le prix – que cette présence syntaxique de Dieu n'est pas de tout repos.
[1] La Genèse, version de Jean Grosjean, Gallimard, 1987, pp. 103-104 (chapitre XXXII, versets 23 à 32, passage connu comme “La lutte avec l’ange”).
[2] Jean Grosjean, L'Ironie christique – Commentaire de l'Évangile selon Jean, Gallimard, 1991, p. 19.
[3] Roger Caillois, La Dissymétrie, Gallimard, 1973, p. 86.
Claude Weisbuch, Lutte avec l'ange, huile sur toile. D.R.
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Dominique Autié
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