témoignage d'alcoolique
Courte cérémonie à l'aube, dans la plus stricte intimité du blog : voilà très exactement vingt ans que j'ai renoncé à ingérer la moindre goutte d'alcool. Ce matin-là, je me suis volontairement réveillé dans une clinique de la banlieue toulousaine, la perf' rivée dans le bras gauche, sous l'œil bienveillant du médecin alcoologue avec qui j'avais, la veille au soir, passé contrat (pas de médicaments antabuses [1], pas de groupes de parole – ni d'aucune sorte d'ailleurs –, aucune visite). Il y a dix ans, j'ai invité ce médecin à dîner, afin de commémorer cette cure réussie – stricto sensu, se souvenir ensemble, lui du patient à risque que je fus, moi du médecin sans reproche qu'il se montra). De l'eau a continué à couler, au long de cette deuxième décennie, et je tiens désormais un blog… J'ai donc décidé d'offrir à celles et ceux de la Toile, une petite douceur votive, un immodeste présent d'addictif à mes frères et sœurs addictifs avérés comme aux addictifs qui s'ignorent – c'est-à-dire, à fort peu d'exceptions près, à la Toile entière. Qu'on veuille ne pas s'arrêter au caractère apparemment confessionnel des quatre vers que voici ; j'entends bien que l'offrande revête un caractère universel :
Jesus' Blood Never Failed Me Yet
Never Failed Me Yet
Jesus' Blood Never Failed Me Yet
There's One Thing I Know
For He Loves Me So
Le musicien Gavin Bryars relate lui-même les circonstances dans lesquelles il a, en vingt ans et plusieurs versions successives, transformé quelques secondes d'enregistrement de ce refrain pieux fredonné en 1971 par un SDF londonien en une sorte d'oratorio par lequel l'addiction rendrait grâce à l'abstinence : la répétition, en boucle, de la vocalise a capella du clochard soutenue par une orchestration déclinée du quatuor à l'ensemble symphonique, cela pendant les 75 minutes qu'autorise un compact disc bourré comme un œuf. Dans ce qui peut être tenu pour la version provisoirement définitive (pourquoi pas, en effet, une extension de la litanie à la capacité d'un DVD strictement audio ?), Gavin Bryars a eu l'idée lumineuse de convier Tom Waits à venir, vers la soixantième minute, former duo avec le chanteur de hasard (il prend peu à peu le relais et termine seul la prestation, paraissant s'éloigner dans un passage souterrain glauque ou quelque bouche de métro déserte).
Que celles et ceux qui ne m'ont pas attendu pour consommer cette œuvre excessive ne me tiennent pas rigueur : je me console de ce que mon présent tombe à plat par l'intime conviction qu'ils entretiennent avec leur propre nature addictive une relation solidement négociée. Je me contente de les saluer, comme les motards se saluent quand ils se croisent sur la route.
À ceux qui s'interrogeraient à bon droit sur les bénéfices d'une telle trajectoire, ces quelques balises :
– l'alcoolisme n'est pas, à proprement parler, une maladie – et je persiste à penser qu'il y a, de la part de ceux qui le savent (ou sont payés pour le savoir) hypocrisie et lâcheté à l'égard de l'alcoolique dans le fait de lui dire qu'il est un malade comme les autres ;
– n'étant pas une maladie, l'alcoolisme ne se guérit pas ;
– en conséquence des points 1 et 2, je déclare de bonne grâce, à qui s'inquiète de me voir ne boire que de l'eau, être alcoolique abstinent [désormais, donc, depuis vingt ans] ;
– ce statut est d'un parfait confort personnel, social et, plus largement, spirituel.
J'ai acquis cette discipline, au fil des années, de ne repasser la chemise que je dois porter dans la journée que dix minutes avant de devoir m'en vêtir. Je sais que, sinon, toutes les chemises propres de la maison vont défiler sur la table de repassage. Je repasse de façon addictive, comme je suis un lecteur addictif, un rêveur, un bavard, un mélomane, un amateur d'entremets bas de gamme (Charles Gervais, il est odieux mais c'est divin) addictifs – comme je suis un buveur d'eau addictif.
Si les alcoologues déclarent des pertes bien plus élevées que les régiments de parachutistes (plus de cinquante pour cent de rechute après la première cure, deux alcooliques sur dix considérés par eux d'emblée comme incurables), c'est qu'ils s'épuisent à traiter un symptôme. Du fond du verre de Coca-Cola (ou toute autre saloperie qu'ils servent à leur patient pour éluder ce qui leur semble la trop peu vendeuse ascèse de l'eau minérale), la personnalité addictive les contemple, narquoise – l'œil était au fond du verre et regardait ces Ponce Pilate s'en laver les mains : Que l'addictif suive son cours [sa pente].
Ailleurs [2], j'ai dit que j'avais sans doute été un fœtus addictif. C'est pourquoi, ne voyant pas grand-chose à ajouter, j'ai résolu de m'acquitter, cette fois, de ma dette de reconnaissance [à mon médecin et à moi-même – liste quasi limitative] par ce fredon presque empoisonné à force d'évidence.
Jesus' Blood…
[1] Famille de médicaments utilisés pour le traitement du sevrage alcoolique, qui provoquent vomissements et nausées en cas d'ingestion d'alcool.
[2] Le Bec dans l'eau, Phébus, 1998.
Merci, tout d’abord de votre lecture et de votre signe sur cette page consacrée à l’addiction.
Puis-je me permettre une réponse quelque peu abrupte ?
Mes réponses sont purement pragmatiques, ce sont celles, vous l’avez compris, d’un addictif engagé depuis vingt et un ans désormais dans une règle d’abstinence à la suite d’une cure de désintoxication alcoolique. Là réside ma seule compétence :
• Nul doute, il me semble, que votre addiction personnelle au thé, au chocolat et au fromage (ce que vous évoquez fait songer à une boulimie, qui est une forme de dépendance parente de l’alcoolisme) vous confère une intelligence – prenez ce mot dans tous ses sens, y compris celui qu’il revêt dans l’expression intelligence avec l’ennemi - de l’addiction de l’autre.
• Il me semble que vous priver de thé ou de chocolat n’a strictement aucun intérêt : votre compagnon ni vous-même n’en tirerez le moindre bénéfice.
• Que signifie pour vous être la “bonne compagne” d’un homme alcoolique ? si cela consiste à le conduire vers l’abstinence, alors non, vous ne l’êtes pas car – ne me tenez pas rigueur de cette affirmation – vous ne pouvez pas l’être, en tant que compagne ; vous n’avez pas à culpabiliser le moins du monde à ce sujet, c’est ainsi : on ne cesse pas de boire à cause de - et encore moins pour – l’autre, mais pour soi-même, pour retrouver l’amour de soi. Au bout de ces retrouvailles, on retrouvera peut-être, aussi, l’amour de l’autre (votre compagnon vous redécouvrira, vous aimera alors dans une sorte d’amour lui-même re-né, régénéré, ressourcé à une autre liqueur que l’alcool qu’il absorbe) ; un processus que je décris, vous l’avez lu sans doute dans une autre chronique, extraordinairement coûteux, cruel, douloureux pour l’entourage de l’alcoolique. Il faut du talent, du génie – et pas seulement des tonnes d’amour – à un couple pour se remettre de cette épreuve.
Je vous souhaite à tous deux ce talent et ce bonheur. Mais quelqu’un devra s’interposer, à un moment ou à un autre, dans l’espace et le temps de la cure (qu’elle soit médicale, si votre compagnon en est à un stade qui l’impose, ou simplement… mais quel terme employer ici ? car, à ma connaissance, il n’existe pas vraiment de solution intermédiaire, et c’est là l’horreur et le scandale : un alcoolique doit aller jusqu’aux portes de la mort, souvent – mort sociale d’abord, problèmes hépatiques, polynévrite alcoolique, parfois – pour être pris en charge ; je ne pense pas que la plupart des psychothérapeutes soient équipés pour prendre en charge efficacement un alcoolique avant le stade final de la dépendance neurobiologique irréversible sans cure lourde : ce genre de patient ne les intéresse pas, ils ne sont pas équipés pour cela.)
Je souhaite ne pas vous avoir choquée, là n’était pas le propos. Je vous remercie de votre confiance.
[Réponse d'abord adressée par courrier électronique privé à la personne qui a rédigé le commentaire précédent, puis mise en ligne avec son accord, dont je la remercie.] D.A.