Visconti me fait demander si j'accepterais de tourner avec lui. Le producteur appelle plusieurs fois au studio. Les dates seront bientôt fixées et on pourra rédiger le contrat.
– Qui est ce Visconti ? je demande à Pino.
– Pas intéressant pour toi. Tourne plutôt le prochain western de Corbucci.
Simple échantillon de Crever pour vivre, mémoires écrits à la hache par Klaus Kinski au milieu des années 1970 [1]. Le premier mérite de la lecture du livre, à l'époque de sa parution en France, fut de valider l'intuition qu'un tel visage ne pouvait être simple façade ; Kinski vivait, semble-t-il, à la hauteur de ses traits – ce que Ennemis intimes (mon seul séjour en salle obscure pour l'année 1999) a confirmé [2].
Le retrouver dans Aguirre fut l'une des premières pensées qui me traversa l'esprit quand j'ai effectué, il y a quelques semaines, ma première commande de DVD.
Curieuse impression de nouveau, déjà ressentie en visionnant La Honte de Bergman quelques jours auparavant : je m'attendais à être pris dans le régime narratif du roman, j'étais en train de relire une nouvelle (l'image s'arrête ici, je n'ai aucune velléité d'analyse et de critique, pas l'ombre d'une compétence pour parler en cinéphile). Avais-je encore, imprimé dans mes circuits neurologiques, le rythme d'Andrei Roublev et celui d'Apocalypse Now [version longue], deux monuments revus en salle (cette fois, j'ai été exhaustif pour ce qui concerne mes sorties au cinéma ces cinq dernières années) ? Il est vrai que l'addictif que je suis guignerait volontiers des films de huit ou dix heures, s'ils existaient, comme les romans de deux mille pages. Toutefois, Herzog autant que Bergman m'ont ménagé une bonne surprise en me forçant à changer de focale, à passer du 28 au 136 mm.
Dès l'apparition de Kinski, j'ai identifié ce qui, à mon insu, avait constitué dans ma mémoire la magie d'Aguirre : plus que l'expression de la folie inspirée lisible sur le visage de l'acteur, d'une étonnante puissance plastique, c'est son balancement lent, que la caméra accompagne et accuse, cette sorte de chorégraphie du déhanchement qu'offre le moindre plan sur lequel Kinski intervient. Ce corps oscillant semble négocier un équilibre précaire alors qu'il en émane tout à la fois une obstination aveugle. C'est le balancement des enfants fous. Indication du metteur en scène ou improvisation de Kinski, ce jeu-là est d'une saisissante efficacité. De surcroît, il est juste, cliniquement établi sur une nosographie [3].
J'ai conscience de ne rien apporter de décisif en relevant ici cette particularité de posture chez un acteur qui, sans doute, a multiplié les outrances, y compris dans son interprétation des rôles qui lui furent confiés. Toutefois, plus encore qu'en littérature (où l'intime et le secret de la lecture singulière prévalent), un film me semble se définir par la somme effective des regards qui le fréquentent. Le mien, tard venu, rejoint ces temps-ci – non sans un étrange plaisir – quelques-unes de ces communautés de regard que le cinéma sollicite et par quoi il existe.
[1] Éditions Belfond, 1976 ; p. 253.
[2] Film constitué d'images d'archives et de témoignages, dans lequel Werner Herzog, huit ans après la mort de l'acteur, met en scène la connivence orageuse qui le liait à lui.
[3] Il se trouve que j'ai travaillé pendant quatre années de ma vie, de 1972 à 1976, dans un institut médico-pédagogique de la banlieue parisienne auprès d'enfants en difficultés [en ces temps barbares, on qualifiait la population des IMP de débiles moyens – je présente toutes mes excuses pour l'usage de ce concept inapproprié qui,… etc.]. il convenait de protéger certains de ces enfants qui allaient jusqu'à se heurter le crâne entre les barreaux de leur tête de lit, la nuit, selon des rythmes évoquant la transe des rituels animistes.
Klaus Kinski, Aguirre, la colère de Dieu, de Werner Herzog, 1972.
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Dominique Autié
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