Visiter au moins une fois par jour, d'un clic de souris sur le site du quotidien, le carnet du Monde tient chez moi, je le crains, de la manie de vieux. J'y apprends, le plus souvent, la mort d'un universitaire qui a collaboré à l'un des cent volumes de la série « Univers de la France [1] » dont j'ai poursuivi la publication durant près de vingt ans aux éditions Privat : à raison de cinq à parfois dix collaborateurs par titre, la loi des séries veut qu'il ne se passe pas un mois sans qu'un de « mes » anciens auteurs ne vienne à s'absenter. Plus rarement, un décès me prend au dépourvu.
La mort brutale de Josette Rey-Debove, annoncée vendredi par une nécrologie passablement laconique [2], m'a plongé dans une soudaine et grande tristesse. Linguiste et lexicographe, elle a collaboré dès 1953 à la création du dictionnaire de Paul Robert ; une aventure insolite, puisque le maître d'œuvre, fils d'un riche exploitant agricole de la Mitidja, en Algérie, a conçu et financé le projet d'un dictionnaire qui, dans son principe analogique, anticipait sur le papier les liens de l'hypertexte. Parmi les ouvriers de la première heure recrutés par Paul Robert, se trouvait Alain Rey, qu'elle épousera.
Si j'en juge par la notice de vendredi, dont la rédaction a été confiée à une universitaire de Paris VIII spécialisée dans les sciences du langage, nous sommes invités à retenir qu'une enseignante, lexicographe à ses heures, a quitté la scène. Aux anciens champions sportifs, aux artistes de variétés la touche d'affect qui hausse la pierre tombale au rang d'une évocation ; aux seuls musiciens de jazz et aux anciens dieux païens de l'arène le dû de la célébration, qu'on ne doit qu'à la sensibilité et l'érudition de Francis Marmande – qui est bien plus que l'aficionado éclairé, commis d'office, de ces deux territoires où la mort rôde à loisir.
Les dictionnaires – Le Petit Robert tout particulièrement – me sont à ce point des outils de main courante que je me suis fabriqué un lutrin en bois à plan incliné qui me permet d'avoir à ma gauche, ouverts en permanence à hauteur des yeux, l'un au-dessus de l'autre, le Petit Robert des noms communs ainsi qu'une édition récente du Petit Larousse illustré, dont le charme majeur est de photographier le lexique en son état le plus avancé (comme on le dit des fruits). Voilà donc plusieurs décennies que j'ai recours, plusieurs fois par jour, aux bons offices de Josette Rey-Debove. Comme un bon mécanicien, je lui dois de disposer dans l'instant de la clé ad hoc, de la pièce parfois minuscule qui, défectueuse ou manquante, grippe tout le moteur.
Je dois à cette femme, qui se disait subjuguée par la langue, une part de ma joie quotidienne d'écrire. Je suis triste et je le dis, je voudrais même le chanter pour qu'on soit plus attentif à ma peine. J'ai à son égard la dette d'un tombeau, tel qu'en composaient les poètes et les musiciens de l'époque baroque.
Me vient à l'instant le plaisir de déposer ici, comme une stèle à sa mémoire, cette règle lapidaire énoncée par Roger Caillois dans son Art poétique [3], qu'elle connaît sans nul doute : J'ai observé le même respect dans l'atelier de l'artisan. J'ai loué son labeur et son ouvrage. Je n'ai pas ramassé le copeau pour en vanter la courbe, la couleur et la finesse. Il n'est permis à personne, pas même au poète, d'inverser de telles préséances.
[1] Collection fondée par Philippe Wolff dans les années 1960, dont le rayonnement fut grand, constituée de monographies historiques consacrées aux villes et aux provinces de France et des pays francophones. À quoi s'ajoutait, à l'époque, un imposant catalogue de sciences humaines.
[2] Le Monde avait publié dans son édition du mardi 30 décembre 1997, p. 9, un attachant portrait de Josette Rey-Debove et Alain Rey, L'amour immodéré des mots, sous la plume de Raphaëlle Rérolle, d'où je tire les quelques informations et citations de cette chronique.
[3] Gallimard, 1958, p. 25 (XV).
Josette Rey-Debove et Alain Rey, cliché © Gaston Bergeret/Le Monde.
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Dominique Autié
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